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10 avril 2011 7 10 /04 /avril /2011 09:32

Vendredi matin, Sainte Anne, charmante petite ville de la côte est de la Réunion. Pluie battante et ciel bas. Une jolie maison de plein pied nous abrite, retranchée derrière sa palissade de bois blanc, son gazon vert tendre et ses palmiers. On prend le temps d’un réveil paresseux, d’un de ces matins où le temps s’allonge indéfiniment et se savoure avec délectation. On est en vacances.
Je vis cette parenthèse d’une semaine comme un rêve éveillé : Découvrir une île magnifique, sauvage et luxuriante, faire connaissance avec l’esprit créole, se plonger dans un univers culinaire d’une richesse et d’une diversité passionnantes. Mais aussi vivre un très perturbant retour à la civilisation. Je me découvre fasciné par le grand navire de bois, de verre et d’acier qui se dévoile à mes yeux en débarquant de l’avion venant de Dzaoudzi : Aéroport Rolland Garros. Le souffle de l’air climatisé, les odeurs synthétiques et piquantes des nettoyants  industriels, les robinets à infra-rouge de toilettes futuristes, les rangées d’ascenseur, tout cela me paraît à la fois lointain et vaguement  familier. Si loin si proche. Je plane sans trop savoir où je me trouve. Il n’y a pas si longtemps, je serais venu ici en vacances, et j’aurais trouvé tout cela charmant et pittoresque. Aujourd’hui, pas mal angoissé par la conduite sur la nationale à 2x2 voies, interrogatif devant les centres commerciaux gigantesques, les mille boutiques différentes, je n’ai plus de repères.
Faire de La Réunion le symbole de la métropole au soleil, la vitrine de la civilisation triomphante au cœur de l’océan indien, c’est un truc que j’ai appris à Mayotte. Les cas médicaux que nous n’arrivons pas à traiter sont «évasanés» (au sens d’évacuation sanitaire) au centre hospitalier de Saint Denis, les entreprises réunionnaises compensent la plupart des manques de l’économie mahoraise encore balbutiante, et les sièges sociaux du secteur tertiaire à Mayotte ont tous leurs centres névralgiques entre Saint Denis, Saint Pierre, ou Saint n’importe qui. Au point que tout ce qui peut éventuellement manquer sur notre petite île se trouverait  facilement dans le moindre magasin de la grande sœur de l’autre côté de Madagascar si on écoutait les légendes urbaines mahoraises.
Ce qui est sûr, c’est que venant de Dzoumogné, l’« île intense », comme on dit ici, ça décoiffe! Les routes n’ont pas de trous, les voitures ne vrombissent pas comme des tanks russes en perdant une pièce tous les cinquante kilomètres, on ne trouve pas de zébus au milieu des tournants, et les enfants ne jouent pas à poil dans les caniveaux le long du bitume, au milieu de villages peuplés de cases en tôle et en coco tressé. On n’a pas l’impression de vivre au royaume de la jungle, environné de poussière et plongé dans la chaleur humide d’une île tropicale. Non, on a l’impression d’être en métropole en été, conduits à cent à l’heure sur une route digne du périph’ à l’heure de pointe dans la très silencieuse voiture d’Edmonde, une amie de mes parents, qui nous reçoit pour la semaine. En métropole, sur la côte d’azur par exemple, voitures rutilantes, villes grouillantes de monde, marinas magnifiques sur le littoral… En métropole, malgré les noms de ville et l’architecture créole… jusqu’à ce qu’on lève la tête.
Elle trône, puissante et impavide, la montagne tropicale, vert intense d’une végétation indécente de luxuriance, pans de pierre verticaux écrasants, ravins majestueux et incroyablement profonds s’étendant sur des kilomètres à l’intérieur de l’île qu’on devine au loin. Coiffée de lourds nuages gris sombre s’accrochant à ses flancs, qui nous interdisent de voir ses sommets embrumés, elle nous signifie que pénétrer ses secrets se mérite. Il faut grimper.
 Seulement ma jambe ne me le permet pas encore. On a donc tout sillonné en voiture, la rivière Langevin et ses chutes, le cirque de Salazie, le village de Hell Bourg perdu dans la montagne, où allait se ressourcer Rimbaud, la côte sud-est et les immenses coulées de lave du Piton de la Fournaise, dont certaines de 2007 fument encore…  On a visité Saint Paul, Saint Pierre, Saint Denis et la plupart des autres saints, même admiré les chapelles en dévotion au très populaire Saint Expédit. On est monté au plus près du volcan, au pas de Belle-Combe, plateforme au bord du cratère gigantesque, garnie d’un gîte d’étape d’où partent les randonnées, mais la brume nous a refusé toute vue du panorama. On ne contemple pas Monsieur le Piton de la Fournaise à midi. On se lève à l’aube pour aller lui rendre hommage. Désolé Grand Machin, je ne suis pas très dévot en ce moment, je m’incline devant Ta Majesté de loin, mais je ferai partie des fidèles une autre fois.
Une semaine pleine, pleine de panoramas, de nature sauvage, et de grands dénivelés. Une semaine de fraîcheur par rapport à Mayotte. Une semaine de courses de fringues, de cinés restos bars et autres sorties qui manquent parfois quand on vit loin de tout. La ville et la nature somptueuse. En une seule île.
Je suis devenu un zoreille, lassé de mon statut de mzungu. On sent ici aussi qu’on a du chemin à faire avant de se faire adopter. Que même en s’installant, il en faudrait, du temps, pour s’adapter à la culture créole, pour que les créoles nous acceptent. Si cela arrivait tout court. Et même si la Réunion est beaucoup plus accueillante que d’autres Dom, je suis un Zoreille, avant tout. Avant d’être Boris ou un autre, avant d’être médecin ou flic ou prof ou n’importe quoi, avant d’être rêveur ou passionné, sportif ou sédentaire, fêtard, paresseux, ou quoi que je puisse être, penser ou faire ; je suis d’abord un zoreille.
C’est un peu déroutant. Je sais d’où je viens, bien sûr, le poids de l’héritage de ce que je suis, surtout dans des endroits comme Mayotte, où la couleur de la peau joue tant. Je sais que je suis l’enfant d’une civilisation qui a colonisé le monde, l’a façonné à son envie, l’a pressé d’une main de fer durant des siècles pour son propre profit, et de bien des façons le fait encore. Je sais les massacres, les asservissements. Je sais que le 27 avril arrive dans peu de temps. Je sais sa portée au-delà des mots. Mon biculturalisme plus ou moins affirmé ne fait que me plonger dans des abîmes de perplexité et de remise en question sans atténuer le sens de ma responsabilité. Je suis un fils d’Afrique du Nord, mais je sens bien ici que je suis aussi fils d’une Europe guerrière et conquérante. Je porte cet héritage et je l’accepte.
Si je réfléchis bien, en métropole, je suis un parigo. Et même à Paris, puisque je suis né et j’ai vécu dans l’ouest friqué des beaux quartiers, je suis un bourgeois du seizième. On est toujours le mzungu de quelqu’un. Pour un mahorais d’ailleurs, un maghrébin, un polonais ou un turc est un mzungu, peu importe. A l’heure où j’ai quitté mes repères, largué les amarres, et où je ne sais plus d’où je suis ni où je vais, je suis très clairement identifié par ma seule couleur de peau ou mon accent pointu.
Partir à la Réunion en venant de Mayotte. Sans passer par la case Paris. Se rappeler que mes seules possessions sont dans un boxe d’1 mètre carré en banlieue Nord. Que ma sœur est en Inde, mes amis dispersés…  Mon monde change si vite aujourd’hui, alors que j’ai tout fait si longtemps pour refuser toute évolution, j’en ai presque la tête qui tourne. Les projets sont nombreux, mais rien n’est gravé dans le marbre, on verra ce qui adviendra. La seule certitude est l’endroit où je me trouve. Ce que je fais en ce moment. Et c’est déjà pas mal.
C’est l’histoire d’un mec… qui tournait en ronds. Qui ne trouvait plus de clé pour ouvrir la prochaine porte. Un premier voyage, comme un pas dans le vide, ou un appel au secours. Et hop… comme un départ en parapente en haute montagne, avec le courant ascendant qui semble te précipiter sur la paroi rocheuse, mais qui accélère au dernier moment, et t’emporte encore plus haut que ce que tu croyais possible. Là où tu n’aurais jamais mis les yeux.
Je suis un Mzungu. Et c’est ok pour moi. J’habite dans le nord de Mayotte. Il paraît que je m’appelle Borrhis, avec deux r et un h. Mais ceci est une autre histoire.

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