L'air est lourd. Le soleil frappe dur en ce matin qui s'achève... Les coqs s'agitent sous les bananiers, cherchant un peu de fraîcheur. Il est
onze heures du matin déjà, et presque pas de patients..
Cela dure depuis bientôt 10 jours, on gère les quelques cas qui nécessitent notre aide, et on a fini très vite.. Nous sommes deux, à présent. Aurélie, un autre médecin, est venu en renfort. Et l'activité ne fait que chuter depuis, hors des périodes épidémiques, pendant
cette saison sèche qui bat maintenant son plein.
On tourne en rond dans les couloirs, on essaie de bosser un peu de théorie, de revoir des points obscurs de médecine tropicale .. Ou on se pose,
tranquille, à l'ombre, les yeux perdus au loin, sur les collines escarpées qui nous font face, recouvertes de palmiers, découpant leur façade vert émeraude sur le bleu azur du ciel de Mayotte, ce
ciel qui ne se teinte jamais du jaune-gris sale de l'ozone, ce ciel qui ne connaît pas la pollution.
La mer est mauvaise en ce moment, les Kwassa venant d'Anjouan ne traversent pas, et la PAF a plus d'effectifs pour surveiller l'intérieur de
l'île, autour des villages, autour des dispensaires aussi. Du coup peu de gens sortent.. Tous les jours, on voit les voitures de police à la sortie de M'tsangamouji. Nos patients sont souvent en
situation irrégulière, anjouanais pour la plupart, et se cachent dans les champs ou chez des membres de leur famille, non loin du village. Leur situation sanitaire est souvent dramatique. Ils
attendent que la rue soit sûre pour venir se soigner..
Telle est la vie à Mayotte, dans cette île où certains clandestins attendent, plaies et abcès sans soins, que leur situation soit suffisamment
grave pour ne pas se voir refouler à l'entrée des dispensaires... Tout pour ne pas aller chez Médecins du Monde à l'autre bout de l'île.
Notre rôle de soignant est ici de décider qui parmi cette population doit payer dix euros pour accéder à dix jours de soins, et qui peut
bénéficier d'une AGD, document qui les dispense de paiement. Pendant ce temps les Mahorais bénéficient d'une santé entièrement gratuite, sans mutuelle, sans aucun frais.
Un peu d'histoire....
Mayotte fait partie des Comores depuis toujours. Mohéli, Anjouan, Grande Comore et Mayotte, composent cet archipel, sous directorat français
depuis 1887 avec Madagascar. Comme le dit le proverbe local : " A Anjouan on travaille, à Grande Comore on palabre, à Mohéli on dort et à Mayotte on fait la fête." Les liens sont nombreux, aussi
bien culturels que religieux ou économiques, entre ces îles qui n'ont jamais bénéficié d'une réelle unité politique. Ainsi les populations de chaque île des Comorres, originellement différentes,
se mêlent au rythme des guerres, coups d'états et razzias menées par les "sultans batailleurs" qui dirigent l'archipel entre le seizième siècle et la colonisation.
En 1841, le sultan Andriantsoly vend Mayotte à la France, pour se protéger des sultans des îles voisines, près de 40 ans avant que l'ensemble
des Comorres ne passe sous protectorat français. La capitale de l'archipel est alors Dzaoudzi, où se situe actuellement l'aéroport de Mayotte. L'ensemble de l'archipel passe sous le statut de TOM
en 1946, et la première fracture entre Mayotte et les autres îles prend forme en 1956, lorsque le gouvernement autonome transfère la capitale des Comores à Moroni (Grande Comore). Les mahorais
supportent mal le régime de Moroni qu'ils dénoncent comme injuste et corrompu.
Lorsqu'en 1974, les Comores votent l'indépendance, Mayotte est alors la seule à vouloir rester française. Suivront cinquante ans
d'incompréhension et de faux semblants enre Paris et Mamoudzou, la capitale mahoraise actuelle. Tout d'abord soucieux de ne pas se faire lâcher par la France, Mayotte obtient le statut de
collectivité territoriale, puis de collectivité départementale, avant de massivement voter par référendum en 2009, pour devenir le 101ème département français dès 2012.
La départementalisation... on en entend parler en permanence.. L'espoir placé en la France est énorme. Mais comment passer d'une société de
subsistance, typiquement africaine, et totalement dépendante du fret maritime et aérien, à une société de consommation d'inspiration européenne en quelques années ?? Cela sans perdre les valeurs
ancestrales auxquelles les mahorais sont encore si attachés puisqu'elles constituent le socle d'une vie rythmée par les saisons, la vie aux champs, la prière et les fêtes religieuses d'un Islam
africain et tolérant... La sécurité sociale a cinq ans, les routes en ont dix !!! Comment imaginer qu'en 1990, il était plus rapide d'aller à l'hôpital en pirogue plutôt que de passer par la
terre...
Comment faire pour introduire ici normes, législations, certifications ?? Plusieurs milliers d'orphelins se baladent sur les routes, les
villages de clandestins dans la montagne se découvrent tous les jours.. La pauvreté est endémique. Pendant ce temps, la fiscalisation commencera à s'harmoniser dès 2014, alors que les taux de
prestations sociales sont prévus pour s'aligner avec les nôtres sur 20 à 25 ans...
Mais au delà de ça, comment peut on couper artificiellement Mayotte de son histoire, de son environnement géographique immédiat ?? Cette île est
une enclave de relative prospérité, uniquement grâce à l'aide de la France, au milieu d'un océan de misère, Comore, Madagascar, Mozambique, Kenya.... Et la population montante de clandestins
venus de tout l'océan Indien mais principalement d'Anjouan le souligne bien. Le futur 101ème département n'a d'ailleurs été reconnu français par l'ONU qu'en 2002, quand l'Union Africaine le
considère toujours territoire comorien, symbole de la volonté colonisatrice persistante de Paris.
Peut-on avoir pour politique unique l'isolement de l'île, et la reconduite des clandestins à Anjouan, même quand ils sont kényans ou malgaches
d'ailleurs ?
Je suis face à la colline noyée dans les palmiers, je n'ai pas de patients.. Je suis frustré par l'attente, par la barrage culturel que je
n'arrive pas encore à passer, qui m'empêche de communiquer avec mes patients clairement.. Barrière de langage, barrière de pensées et de coutumes aussi.. Je pense à eux, à leur misère, aux AGD
que les aides soignantes mahoraises me demandent de ne pas donner aux clandestins, alors qu'elles jouent le rôle de traductrice... comme une ultime vengeance entre frères... Je n'arrive pas
toujours à saisir la complexité des liens entre mahorais et comoriens... Entre Mayotte et l'Afrique...
Mais je ne conçois pas mon rôle de soignant comme celui de choisir qui a droit à être guéri.
Fameuses AGD.... Un simple document à signer... mais le symbole d'un mal être.. Le symbole de l'hypocrisie et de l'injustice dans les soins...
Le symbole de plusieurs fractures... Une fracture entre mahorais et mzungus, et leurs civilisations. Une fracture entre une île et son archipel, entre mahorais et anjouanais, entre
frères...
Voilà ce qu'on me demande : de choisir entre des frères... Entre des frères du bout du monde...
Parce que certain d'entre eux ont un passeport français.