Normalement, c'est la fin de l'automne, les premiers frimas, les lumières de Noël au loin, un mois chargé d'émotions d'enfance, dont le premier jour est toujours un petit clin d'oeil ravi. C'est mon mois fétiche, trois semaines avant Noël, et j'ai beau ne plus être un enfant depuis longtemps, c'est toujours un pied intégral...
Plic, plac, ploc, les gouttes de sueur qui coulent de mon front et tombent sur le carrelage, la chaleur lourde de l'été indien, les noirs nuages et les averses imprévisibles de la saison des pluies qui démarre. Changement d'ambiance, roulements de tambours, est-on vraiment en décembre?
Il n'y a pas que pour moi que l'ambiance est bizarre, le temps semble un peu s'être arrêté sur Mayotte, depuis la suspension des grèves début novembre. Quarante quatres jour de conflits. Et toujours pas d'accord signé trois semaines plus tard. On vit dans une parenthèse indécise, une parodie de tranquilité rythmée par les rumeurs de reprise de grève. Demain, dans deux jours, lundi prochain, c'est sûr... on y retourne. Doit on prévoir quelque chose? A nouveau remplir le frigo, prendre une bouteille de gaz d'avance... Et pourtant la vie semble avoir repris son cours. Des premiers pas un peu timides et l'air de marcher sur des oeufs. mais on revit malgré tout.
Je n'avais pas pu me rendre à Mamoudzou depuis mi septembre, deux mois auparavant, lorsque je descends la route du littoral pour la première fois. Longoni, Koungou, Majicavo, des noms entendus mille fois au fil des heures passées devant la radio. Des villages, bien connus auparavant et devenus symboles d'émeutes, d'affrontements, de violence. En une journée tout a l'air redevenu normal. A peine une carcasse de voiture brûlée sur le côté. Un manguier découpé dans un fossé. On a peine à imaginer la situation de la veille, derrière les scènes de vie habituelles qui déroulent leur fil sous nos yeux.
Que de violence contenue derrière cette façade. Prête à exploser de nouveau.
On revoit des scènes, des impressions au hasard qui défilent devant les yeux au moment où on ne les attend pas. Deux semaines bloqués dans le village. Se lever le matin la boule au ventre. Combien d'arbres abattus sur la route? On peut passer à pied ou c'est trop chaud? Les rumeurs courent dans tous les sens, complètement incontrôlables : " L'armée va intervenir. On va être rapatriés. L'état d'urgence est proche..." On ne sait plus s'il faut souhaiter l'intervention des gendarmes pour lever les barrages, tant la tension est exacerbée après leur passage, ou laisser la situation s'enkyster doucement.
On ne sait plus si on reste ou si on rentre en métropole. Certains se sont réfugiés à la Réunion, au plus fort des conflits, il suffit de s'être trouvé au mauvais endroit au mauvais moment et le trouble social peut devenir un traumatisme personnel. On entend beaucoup de choses. Il y a eu des agressions, un viol, dans le sud. Les insultes et les provocations peuvent survenir à tout moment. Caillassages aux barrages. Ambulances et pompiers bloqués. Les transferts vers l'hopital se font de jour, quand c'est possible, en bateau ou en hélicoptère. La nuit on est seuls au monde. La délinquance qui existait à Mayotte, portée par la misère et les injustices, flambe au coeur du conflit, les forces de police sont occupées ailleurs. Personnellement pas de gros souci à part quelques détails. On est connus dans le village. C'est dans les dispensaires que la situation est très compliquée.
Que tout cela pèse lourd à porter. Le poids des inquiétudes d'aujourd'hui. Le poids du passé aussi. On prend dans le ventre comme un coup de poing la violence et le ressentiment étouffés de toute une population qui laisse rejaillir les années de frustration et d'injustice ressenties. Notre communauté, qui n'est rien qu'une couleur de peau, est le symbole d'une France qui a laissé la misère et le non-droit s'intaller. Un tiers de la population est clandestine, cachée dans les bidonvilles ou au fonds des forêts. Six mille orphelins de parents expulsés, sont laissés dans la rue se débrouiller seuls. 80 % de la population a moins de 25 ans, peu d'emplois, pas ou presque de formation après le lycée. La misère est étouffante. La vie est chère et dure, ici juste un peu plus qu'ailleurs. Les élus ont longtemps fait rêver Mayotte que tout serait réglé par la départementalisation. L'atterrissage est difficile. Pour ce qui est d'être aidée, Mayotte reste bloquée au fonds de l'océan indien, mais ses soucis se mondialisent. La France du bout du monde n'a plus d'argent pour nourrir sa famille, et le dernier-né est bien gourmand à ses yeux éloignés. Une mère un peu revêche pour l'enfant voulu à contrecoeur.
Pour certains dans le monde, la France représente les droits de l'homme, la philosophie des lumières (que je mettrai sans H et sans L, faut arrêter de se raconter plus beau qu'on n'est). Pour d'autres, plus nombreux, c'est Vuitton, le luxe, Paris, le romantisme, la grande cuisine... Et pour beaucoup un petit pays peuplé d'emmerdeurs fats qui pètent plus haut que leur cul et s'imaginent plus malins et raffinés que tout le monde.
Pour les mahorais qui n'ont pas la chance d'être riche ou fonctionnaire (ce qui est assez proche ici), la France c'est un pays lointain et un peu méprisant, qui envoie sur place une armée de colons profs flics ou médecins, qui se reproduisent entre eux et ne se mélangent pas. Depuis l'an dernier, c'est la suppression du droit musulman, l'introduction du cadastre qui va déposséder un paquet de petits propriétaires incapables de fournir une justification de leurs biens fonciers, des tonnes de taxes et un RSA à 120 euros.
Aucun métro n'est responsable à titre individuel de tout ce merdier, mais on l'est de façon commune. On représente la métropole, on en est parfois fiers. Et ces derniers temps, on a représenté une forme d'oppression pour beaucoup de mahorais. Cependant rien n'excusera la violence, les barrages, le racisme larvé qui ont pu secouer l'île par moments. Si personne n'a vécu les choses de la même façon, chacun d'entre nous a eu des moments difficiles. Chacun d'entre nous connaît des proches qui ont quitté Mayotte ou s'apprêtent à le faire.
Pour ma part, il y a quelque chose de cassé entre Mayotte et moi, voire entre les mahorais et moi, tant certaines réactions ou attitudes me paraissent incompréhensibles. J'essaie de comprendre, de me mettre à leur place, chose que je n'aurais jamais pu faire il y a quinze jours, tant j'étais dans la colère et le ressentiment. A la longue, les choses se sont tassées, mon boulot me permet de rester au contact des gens et de relativiser. Je ne vais pas céder aux sirènes anxiogènes que j'ai fui en métropole, et qui commencent à apparaître ici, un peu partout.
Comme un clin d'oeil de mauvais goût, le premier signe patent d' intégration à la métropole, de départementalisation : le pessimisme.
Et si on déprimait ensemble ??